INVITATION TANTONVILLE
samedi 17 mars 2018 à 17h00
Rencontre autour des livres :
Alexis RUSET
rencontre animée par notre amie Danielle Bacus
Pour que l'honneur soit sauf
Roman d’ Alexis Ruset
ISBN 978-2-84859-174-2
240 pages - 20 €
Broché - Grand format
En librairie le 25 janvier 2018
Présentation
À la veille de la Seconde
Guerre mondiale, nous suivons, dans ce hameau reculé des Vosges, les
enfants de Gaston et Léa, Pierre et Jean, que tout oppose. Pierre,
l’insoumis, défie l’autorité en braconnant sur les terres d’un fermier
parvenu, débauché et naufrageur de petits paysans endettés. Arrêté,
emprisonné, il est envoyé au camp disciplinaire de Tataouine. Jean, le
conformiste, aime l’ordre et la discipline. Après la débâcle de 40,
chacun choisit son camp, l’un celui de la Résistance, l’autre celui du
Maréchal Pétain. Tous deux s’éprendront de Sandrine, jeune fille droite
et pure… mais l’est-elle vraiment ?
Ce roman s’inscrit dans une saga familiale, initiée avec Pour que la mort ne crie pas victoire, paru le 16 mars 2017.
http://www.zinedi.com/pages/catalogue-zinedi/pour-que-l-honneur-soit-sauf.html
Extrait
Après l’armistice, Pierre
était resté longtemps sans nouvelles de sa famille. Le seul courrier
autorisé était la carte interzone mise en circulation par l’occupant,
sur laquelle l’expéditeur ne pouvait que cocher des formules
pré-imprimées, lapidaires et passe-partout. Mais des filières
clandestines d’acheminement s’étaient créées. À Gurs, un garde en avait
indiqué une à Pierre. Par ce biais, il avait pu établir un contact plus
personnel avec les siens. Il avait alors reçu d’Odile une lettre où
elle l’interrogeait sur ce qu’il faisait, où il était, comment il se
portait. Rien en revanche sur la famille, en dehors d’un vague « Ici,
tout va bien ». Il s’en était étonné, au point de demander à sa sœur si
elle ne lui cachait pas quelque chose. Elle s’était voulue rassurante,
mais son insistance ne l’était guère. C’étaient trop de mots qui
tournaient autour du pot, comme pour éluder la question. Son étonnement
grandit lorsqu’il lut plus tard le peu d’émoi suscité par l’annonce de
son retour. La nouvelle semblait être arrivée là-bas comme un cheveu
sur la soupe. On aurait dit que quelque chose d’inavoué bridait la joie
de le revoir, et il se torturait les méninges à chercher ce que ça
pouvait être. Alors, comme il ne trouvait pas et qu’il serait bientôt
fixé, il cessa d’y penser.
Si Odile était si laconique,
c’était à cause de Jean. Elle connaissait trop bien ses frères, leurs
différences de caractère, leurs aspirations contraires, pour ne pas
être sûre de l’effet délétère de ses lettres si elle disait tout. Ça ne
ferait que mettre de l’huile sur le feu et attiser leurs dissensions.
La perspective de leurs retrouvailles l’angoissait déjà assez comme ça,
au point de mettre sa joie sous l’étouffoir, elle retenait sa plume de
peur de les rendre encore plus problématiques. C’est que Jean s’était
politisé. Il n’avait plus que « Travail, Famille, Patrie » à la bouche.
Non seulement il vouait une admiration sans bornes à Pétain, le héros
de Verdun qui sauvait la France, non seulement il jurait de le servir
et de suivre ses pas sur l’air de « Maréchal, nous voilà », mais il
vomissait les communistes et les francs-maçons qu’il accusait, avec les
« youpins », d’avoir pourri la France. Ils l’avaient conduite au
désastre, c’étaient tous des traîtres qu’il fallait mettre hors d’état
de nuire si on voulait redresser le pays et lui rendre son honneur.
Gaston reconnaissait bien là son fils. Ils avaient vu ensemble une
colonne de prisonniers traverser Sainfoin sous bonne escorte, en rangs
serrés et silencieux. Certains portaient sur leur corps meurtri les
traces des derniers combats livrés avec l’acharnement du désespoir,
d’autres sur leur visage terreux la honte d’avoir dû déposer les armes
sans s’être battus. En voyant les vaincus humiliés passer devant lui
tête baissée, laissant derrière eux des routes bordées de morts et de
chevaux crevés, de camions brûlés, de canons abandonnés, Jean, écorché
vif par la débâcle, avait serré les poings. Son patriotisme criait
depuis vengeance, et son intransigeance, éprise d’idéal, ne faisait pas
de quartier. Gaston avait lui aussi mal à la France, mais il ne
cherchait pas de boucs émissaires pour autant. Il avait bien vu, pour
avoir côtoyé des Juifs dans les tranchées, qu’ils n’avaient pas la
lèpre. Il ne comprenait pas pourquoi Vichy les traitait comme des êtres
à part en leur infligeant un statut infamant et discriminatoire. Dans
les emballements de Jean, il faisait la part de la jeunesse, mais dans
sa radicalisation et la violence haineuse de ses propos, il décelait
l’influence du nouveau maire, dont il n’avait pas une haute opinion.
C’était surtout ça qui l’inquiétait.
Guerite avait su se pousser.
S’il n’était pas sorti du chapeau du préfet par hasard, il ne devait
pas non plus sa nomination à des convictions. La seule cause capable de
le motiver, c’était celle du porte-monnaie. Chaud partisan de l’ordre
social qui garantit la propriété et protège la fortune, le propriétaire
terrien devenu homme d’affaires avait vu rouge avec le Front populaire
qui le réveillait la nuit sous les traits d’un prolétaire le couteau
entre les dents. La peur panique d’être dépossédé par les communistes
lui avait fait rechercher des appuis dans les milieux parisiens
d’extrême-droite, fréquentés par une de ses relations. Mais les débats
d’idées, ça n’était pas sa tasse de thé. Les logorrhées politiques lui
cassaient les oreilles et les artifices dialectiques lui donnaient la
colique. Au début, il se tournait vers ses voisins pour les prendre à
témoin de son martyre, mais comme il ne trouvait pas d’écho, il avait
pris son mal en patience et réalisé avec le temps que les contacts
noués dans l’adversité valaient bien quelques incommodités. Il avait
raison, la suite le montra. Un de ses nouveaux amis, leader pronazi
libéré de prison après l’armistice puis propulsé à un haut niveau de
responsabilité par Vichy, n’avait oublié, ni la politesse exquise qu’il
avait eue de roupiller les yeux ouverts durant les meetings, ni sa
remarquable aptitude à faire comme s’il avait suivi le fil des discours
lorsque la claque venait soudain le tirer de sa somnolence. Il avait
pour ça une technique éprouvée. Dès qu’il dodelinait de la tête, il
donnait le change. Plutôt que de laisser son menton glisser dans la
cravate, il l’enfermait dans le creux d’une main et piquait le coude
sur le bras de son fauteuil pour conserver l’attitude d’un auditeur
attentif. Ses yeux mourants pouvaient de cette façon se révulser en
toute discrétion, jusqu’au moment où ses oreilles battaient bruyamment
le rappel. Ils jaillissaient alors des orbites pour manifester leur
présence, et le dormeur, sortant de sa torpeur tel un diable de sa
boîte, se dressait d’un bond pour applaudir à tout rompre le rhéteur.
Cette capacité unique de concentration hypnotique et d’approbation
frénétique lui avait valu en récompense la mairie de Sainfoin. Une fois
dans la place, le manœuvrier avait travaillé à l’élargir avec méthode
en bannissant le sentiment. Les relations n’étaient pour lui qu’une
question d’arithmétique. Elles se calculaient simplement par le solde
créditeur ou débiteur des faveurs accordées et des renvois d’ascenseur.
Le cœur était un objet de troc, une espèce de ristourne qu’on n’était
tenu d’accorder qu’aux personnes capables de vous rembourser. Aussi se
montrait-il avare en amitié. Seuls ceux avec du répondant pouvaient y
prétendre légitimement. Comme la majorité d’entre eux grenouillaient
dans les sphères de la collaboration, il se fit collabo. Fort de cet
engagement, il échappa facilement aux griffes de l’Ostland
qui convoitait son domaine de La Bouloie. Il obtint aussi haut la main
la préférence des bureaux d’achat ouverts par le Reich, devenant ainsi
le premier fournisseur de denrées pour la Wehrmacht dans la zone
réservée . Aux hommes d’affaires jaloux de sa réussite qui
trouvaient qu’il dépassait la mesure, il répondait en s’énervant : «
Quoi, les Allemands ? Qu’est-ce que vous avez contre eux ? Ils nous ont
battus, et alors ? Fallait pas leur déclarer la guerre ! De quoi vous
avez peur ? Qu’ils vous exploitent ? Qu’ils vous dépècent ? C’est pas
eux qui le feront, c’est les bolcheviks. Eux, ils vous défendent contre
le bolchevisme… Est-ce qu’ils vous gênent ici ? Ils achètent. Ils
paient. Ils ont créé des commissions d’achat, alors qu’ils pourraient
très bien tout rafler gratos. Moi, je travaille avec eux parce que je
suis commerçant et que je ne refuse pas les clients. » Mais les paysans
qui vendaient à des Français des produits rationnés par l’occupant, il
les dénonçait sans hésiter. Le marché noir était sa bête noire. Que lui
fît du profit, oui, mais les gagne-petit, nenni !
Enrichi par le commerce, le
fermier était une grosse légume. Nommé par Vichy, il devenait un gros
bonnet. Pourtant, sa réussite sociale laissait Jean indifférent. Si le
maire lui en imposait, c’était en tant que féal du Maréchal, pas
autrement. Cette inféodation plaisait à son âme chevaleresque. Mais
trop de barrières le tenaient à distance du sire de Sainfoin. Son
attirance se reporta sur Sandrine, qui était de la famille et d’accès
plus facile. Il avait aperçu à plusieurs reprises la fille Guerite en
compagnie d’Odile. Comme il la trouvait jolie, il avait demandé à sa
sœur de lui présenter son amie. Un après-midi, alors qu’il fauchait
dans un pré, il avait entendu derrière lui des voix sur le chemin.
C’étaient elles. Leur promenade ne les avait sûrement pas amenées là
par hasard. Lâchant sa faux, il s’était approché d’un pas timide, mais
sa gêne avait fondu lorsque Sandrine lui avait tendu la main en
souriant. Sa candeur et son inexpérience des femmes lui avaient fait
prendre d’emblée pour une promesse ce qui n’était que la manifestation
d’une amabilité naturelle chez une jeune fille bien élevée envers le
parent d’une connaissance. Il s’était lancé depuis dans une cour
assidue, mais en s’y prenant comme un paysan mal dégrossi envers la
fille du châtelain.