Monsieur le chanoine Charles Martin
Curé-Doyen de Vézelise (1926-1949)
En
ce mois de novembre, qui nous rappelle le souvenir de nos chers
disparus, il convient d'évoquer la physionomie familière de votre
ancien curé.
Personne n'a su mieux le faire que Mgr Gegout, dans l'allocution qu’il
a prononcée au service de quarantaine, célébré le 16 septembre (1957)
dans notre église.
Pour les lecteurs du bulletin paroissial Mgr Gegout a bien voulu livrer
une partie de son discours : nous l'en remercions.
Après avoir rappelé ses années de vicariat à Saint-Léon, son activité
de curé-reconstructeur à Chambley, l’éminent orateur retrace son
pastorat de vingt-trois ans à Vézelise :
C'est en 1926 que l'Abbé Martin nous fut donné pour curé. Il vint
s'installer chez nous au mois de décembre, en une saison peu
accueillante, mais vos cœurs, eux, furent accueillants, car vous aviez
senti, n'est-ce pas, dès le premier instant, que ce prêtre-là serait
tout vôtre et qu'il allait bien vous aimer.
...
Il a aimé — ces murs nous le rappellent et je le note en premier lieu —
notre chère église. Il y a fait exécuter, pour son embellissement, des
travaux d'importance.
En 1936, le décapage intérieur de l'édifice. Vous vous souvenez de
toute cette saison où il fallut demander abri, pour les offices
paroissiaux, à la chapelle de l'Hospice, pour permettre à des
échafaudages volants d'atteindre ces voûtes, de se déplacer le long de
ces murs, autour de ces piliers, afin de les dégager de l'épais
badigeon dont ils avaient été recouverts au cours des siècles. Notre
belle église, sans rien perdre de son cachet ancien, en fut toute
rajeunie.
Peu après, notre curé décidait d'entreprendre — opération longue,
minutieuse, coûteuse — le relevage des orgues. Il acceptait de
confiance diverses suggestions de connaisseurs, qui lui conseillaient
de profiter de cette réfection pour compléter plusieurs jeux demeurés
anormalement incomplets, pour apporter d'heureuses modernisations au
mécanisme de l'instrument. Et en cela il eût quelque mérite, car il
n'était pas le moins du monde musicien. On s'en rendait compte
lorsqu'on tentait de chanter ne fût-ce qu'un verset de psaume en même
temps que lui. Si, en effet, il était doué d'une belle voix sonore et
chaude, il s'en servait dans un rythme si déconcertant qu'il était
impossible de marcher au pas avec lui. Mais il était fier de nos
orgues, riches déjà de quarante jeux, et n'épargna rien pour les
enrichir davantage.
Et encore, lorsque dans toute la France un grand mouvement de dévotion
populaire s'en alla vers la petite carmélite de Lisieux, sainte Thérèse
de l'Enfant-Jésus, et que presque toutes les églises voulurent posséder
sa statue, il hésita longtemps, ne se résignant pas à introduire ici
quelque plâtre vulgaire, moulé en série. On lui parla du sculpteur
Henri Charlier, l'un des plus beaux et des plus personnels talents
religieux de notre temps. Il s'adressa à lui. Et nous pouvons admirer,
de la petite sainte, une représentation originale et vraiment digne,
aux pieds de laquelle on peut prier.
Et de même, après la guerre, quand il s'agit de remplacer les vitraux
des petites nefs, dévastés par les bombardements, il chercha longtemps,
consulta. Nous en parlâmes bien des fois. Et finalement il
s'enthousiasma pour ce projet : un vitrage discret, à peine teinté, qui
laisserait en valeur les sept grandes verrières qui meublent le choeur.
On se contenterait de retracer, avec des armoiries, l'histoire de notre
petite cité. Les Beaux-Arts approuvèrent. L'Abbé Martin ne vit pas la
réalisation. Mais il sut qu'elle était conforme au projet qu'il avait
chéri, et il en fut heureux.
Une autre preuve encore de l'amour qu'il eût pour notre église, c'est
ce charmant petit livret qu'il lui a consacré, détaillant ses
curiosités, étudiant avec sagacité les scènes multiples de ses vitraux.
S'il n'était pas, à proprement parler, historien, il avait le goût de
l'histoire, l'amour et le culte du passé. Le bulletin paroissial et la
presse locale ont publié de lui maintes pages savoureuses où il se
plaisait à conter les trouvailles, souvent pittoresques, qu'il avait
faites dans nos archives.
...
Mais, et j'ai hâte de le dire, le prêtre n'est pas un conservateur de
monuments, ni un guide de musées. Il est avant tout, pour le peuple
auquel il a été donné, le représentant de Dieu, le père spirituel des
âmes et le bon ouvrier de leur salut.
Tel fut l'Abbé Martin au milieu de vous. S'il aima son église, il vous
aima, vous, plus encore. Son cœur s'enracina ici aussi profondément que
le cœur peut quelque part s'enraciner. Il fut toujours tout à tous :
dans son presbytère, l'homme qu'on ne dérange jamais ; dans son
ministère, exact, consciencieux, empressé ; dans toutes les rencontres,
avec cette manière qui n'appartenait qu'à lui, et qui était faite de
simplicité, de bonhommie, de familiarité, de cordialité : une manière
d'être, si vous me permettez ce mot, tout à fait à la bonne
franquette... Sa vie quotidienne était mêlée, d'aussi près que
possible, à votre vie quotidienne. Que de fois nous l'avons vu aller
par nos rues, ayant toujours, à droite, à gauche, un mot joyeux pour
tous, une plaisanterie pour les enfants, parfois même une
interpellation lancée de sa voix chaleureuse à quelqu'un qui passait
là-bas, au loin... Il ne faisait pas de visites cérémonieuses, mais
très volontiers, à l'improviste, entrait dans les maisons, tout
bonnement, comme s'il était de la famille, pour causer quelques
instants, souvent même sans s'asseoir. Et vraiment, il était de la
famille, de toutes les familles. Est-il en effet un seul foyer où il
n'ait, pendant un pastorat de plus de vingt ans, fait un baptême
préparé une première communion, béni une jeune union, visité un malade,
assisté un mourant, compati à une peine. Tous vous l'aimiez.
Et vous avez senti davantage encore combien il était vôtre dans ces
jours d'épreuve que vous avez vécus en juin 1940, lorsque les armées
allemandes, ayant percé nos lignes, déferlaient sur notre sol. Vézelise
connut alors, pendant quatre jours, ces terribles bombardements par
avions qui étaient partout précurseurs de l'avance ennemie. Il y eut
ici quarante victimes, parmi lesquelles des enfants de Vézelise, hélas,
des réfugiés qui fuyaient, des soldats. Sous les bombardements mêmes,
l'Abbé Martin ne pouvait tenir en place, dans un abri. Il courait à
travers les rues, donnant aux mourants une dernière absolution,
transportant sur son dos, quand il n'avait personne pour l'aider, les
blessés à l'hôpital. On le vit même, dans le pré qui fut donné comme
cimetière aux victimes, creuser de ses mains les tombes, y descendre
les pauvres morts, et repartir au presbytère la soutane toute maculée
de terre et de sang... Et quand les Allemands furent tout proches, il
ne craignit pas de se rendre, avec le maire, à leur rencontre, à
l'entrée du faubourg de Nancy, pour obtenir qu'il n'y eut pas de
combats de rues et qu'aucun dommage ne fût fait à la population. Voilà
une abnégation, un don de soi, un courage qu'il ne faudra jamais
oublier.
...
Mais s'il partagea ainsi, généreusement, nos peines, il connut aussi
chez nous des joies.
Et d'abord celle de voir monter à cet autel cinq enfants de Vézelise :
l'Abbé Jean Feuillebois, dont je tiens à rappeler ici le souvenir, ce
jeune prêtre plein de promesses, qui recueillit partout où il passa
tant de sympathies, et qui, mobilisé comme lieutenant à la dernière
guerre, devait tomber héroïquement sur le champ de bataille ; et aussi
l'abbé, aujourd'hui Mgr Pierre Nicolas, prélat de la Maison de Sa
Sainteté, vicaire général de Nancy ; et deux frères, les Abbés Emile et
Henri Bardot ; et l'Abbé Henri Noël. Et il mit en route aussi deux
autres vocations, dont l'une est toute proche d'aboutir et la seconde
en bonne voie.
Une autre joie pour lui encore : en 1933, lorsque fut célébré dans le
monde entier le Jubilé commémorant le dix-neuvième centenaire de la
Rédemption, il organisa, en l'honneur de la Sainte Epine que nous avons
le privilège de posséder, des fêtes qui furent grandioses. Les Pères
Oblats descendirent de Sion avec leurs scolastiques. On accourut des
paroisses environnantes. La précieuse châsse fut portée à travers nos
rues en une procession triomphale. Notre cher curé rayonnait de joie,
lui toujours si attaché aux traditions du passé, à la pensée qu'il
venait de raviver, envers l'insigne relique, la piété de ses
paroissiens.
Et ce fut un beau jour aussi, celui où fut inauguré et bénit le
monument dû à son inspiration et à ses soins, à la gloire de la
Vierge-Marie. Il s'était engagé, pendant la guerre, à élever cet
ex-voto de reconnaissance à Marie pour la protection de la cité et le
retour des prisonniers. De la terrasse des Capucins, la statue de Celle
qu'il voulut nommer Notre-Dame du Vœu domine la ville. Chaque année,
une procession aux flambeaux monte la prier de continuer à veiller sur
nous. Une inscription vient d'être gravée dans la pierre, pour
perpétuer la mémoire et le nom de notre cher Abbé Martin.
...
Il avait été nommé chanoine honoraire en 1935. Il espérait bien finir
ses jours parmi nous, se sentant encore assez d'entrain pour continuer
son ministère. Cependant, en juillet 1949, l'autorité diocésaine
l'invita à prendre sa retraite. Ce fut pour lui un véritable
déchirement. J'étais alors ici, en vacances, et j'ai été témoin de son
trouble et même — le mot n'est pas trop fort — de son désarroi. J'ai vu
combien, sous des dehors qui pouvaient donner le change, il avait le
cœur sensible et combien il vous aimait. Mais, comme c'était un bon
prêtre, il se soumit. Il se retira à l'Hospice de Bayon, où lui fut
donnée la consolation d'exercer encore un peu son ministère. Lorsque
vint, en 1953, le cinquantième anniversaire de sa prêtrise, son
successeur, M. l'abbé Schmitt, dans une pensée très délicate, lui
offrit de venir célébrer dans cette église qui lui était si chère son
jubilé sacerdotal. Ce fut pour lui une douceur de sentir combien vous
lui étiez toujours attachés.
Plusieurs années encore il se maintint vaillant, puis les infirmités
vinrent. Si la tête et le cœur demeuraient bons, les jambes lui
refusèrent d'aller et de venir. Depuis le début de cette année il ne
lui était plus possible de se rendre à la chapelle, et c'est dans sa
chambre qu'il devait célébrer sa messe. Il l'avait encore dite en ce
matin du 7 août dernier. La nuit suivante, dans son sommeil, il rendait
son âme à Dieu.
...
Mes Frères, nous ne possédons pas sa tombe. Mais nous conserverons
fidèlement, n'est-ce pas, son souvenir. Le souvenir d'un homme très
bon, très indulgent, très encourageant. Le souvenir d'un prêtre qui a
réellement été, au milieu de son troupeau, le bon pasteur.
Et puis nous prierons pour lui. Dieu, sans doute, l'a accueilli de la
même façon débonnaire qu'il nous accueillait lui-même lorsqu'il était
notre curé. Mais nous avons envers lui une dette, en retour du long
dévouement qu'il nous a donné. Et c'est la prière qui, dans l'au-delà,
porte d'une façon efficace, à ceux qui nous ont quittés, notre
reconnaissance et notre persévérant amour.
Enfin et surtout, mes Frères, soyons chrétiens comme il a souhaité que
nous soyons toujours chrétiens...
A la dernière page de sa petite brochure sur notre église, il a tracé
ces mots : « O bonne Mère, bénissez ce cher Vézelise, ses foyers, ses
familles, ses enfants, maintenant et toujours. » N'en doutez pas, mes
Frères, c'est encore là, la prière que continue de faire pour vous,
pour votre bonheur terrestre et éternel, notre bon et cher ancien curé
dans le ciel.
Mgr Ch. GEGOUT, Protonotaire apostolique.
(Merci à Christian Hénard pour la communication de ce document)